INTERVIEW - François Bayrou n'avait pas parlé depuis les législatives. Il étrille Nicolas Sarkozy, se dit prêt à soutenir
François Hollande, mais prévient : "l'ouragan politique" menace.
Vous n’avez plus parlé depuis le 17 juin en disant que vous alliez visiter le "pays du silence"… Qu’avez-vous entendu là-bas?
Ce recul était bienfaisant. Cela permet de décanter, de se réparer, et de voir l’essentiel. L’essentiel est là devant nous, c’est la situation extrêmement dégradée, terriblement inquiétante, de
la France.
Comment analysez-vous votre défaite?
J’avais choisi la vérité. Or la campagne électorale a vu tous les sujets secondaires et anecdotiques passer au premier plan, et l’essentiel a été évité. C’est frappant quand on a sous les yeux la
campagne présidentielle américaine où, au contraire, on parle de l’essentiel, de la situation économique, de la dette et du système social…
C’est la cause de votre défaite…
J’avais fait le pari de faire de la vérité partagée avec les Français le socle du changement. Mais il y a sans doute des moments où les peuples ne veulent pas entendre. Jean Peyrelevade l’avait
dit quand il m’a rejoint : "Je ne sais pas si on peut être élu en disant la vérité, mais je sais qu’on ne peut pas gouverner si on ne l’a pas dite." C’était ma ligne. Peut-être n’ai-je pas trouvé
les bons mots et le bon tempo. Mais, vous savez, dans une vie politique, une défaite n’est pas une chose si grave. Clemenceau, Mendès France, Mitterrand, Barre, Jospin, Juppé ont tous été battus
avant de rebondir. L’essentiel, c’est de le reconnaître et d’être resté en cohérence avec ce qu’on croit.
Avez-vous eu envie de tout plaquer?
Non. Jamais. Selon moi, la politique, ce n’est pas un CDD, même long ; c’est l’engagement d’une vie.
«Hollande a été le bulletin de vote du non à un second mandat de Sarkozy»
Comment avez-vous ressenti la décision du PS de vous faire battre à Pau?
Je suis allé au bout de mes idées et j’en assume le prix. Beaucoup de gens, et pas seulement parmi mes soutiens, ont été fâchés de l’attitude du PS. Mais moi, j’ai vécu cela comme le prix de ma
liberté. Cela prouvait à tous qu’il n’y avait aucune entente, aucune cuisine électorale. Cette liberté, vis-à-vis du pouvoir comme de l’opposition, c’est pour moi une chance et une grande
responsabilité. Je n’ai plus de mandat parlementaire, je suis conseiller municipal de Pau, mais je garde un mandat de confiance vis-à-vis de millions de français. De surcroît, quand je vois un
Parlement dans lequel ne figurent ni Alain Juppé, ni Martine Aubry, ni Ségolène Royal, ni Jean-Luc Mélenchon, ni Marine Le Pen, c’est-à-dire tous ceux qui depuis des années ont capté la confiance des Français, je me dis qu’il y a un
problème dans nos institutions…
Avec le recul, comment analysez-vous la victoire de François Hollande?
Il a été le bulletin de vote du non à un second mandat de Nicolas Sarkozy. Sa campagne était fondée sur cette seule ligne… Il a eu l’habilité de ne pas en dire beaucoup plus et de fredonner un couplet rassurant.
Sarkozy pouvait-il gagner?
Nicolas Sarkozy a fait un très bon score. Mais les thèmes qu’il avait choisis, les thèmes qui enflamment les uns contre les autres, étaient terriblement dangereux pour le pays. Sa stratégie
électorale, c’était d’attiser les sentiments de rejet qui sont naturellement forts dans un peuple en crise. Et plus il a avancé dans la campagne, plus il les a alimentés. L’équipe Bush, aux
États-Unis, avait théorisé cela : on gagne une élection en s’appuyant sur les plus durs de son camp. Cela fait des voix mais détruit la force d’un pays. Un pays en crise est condamné à l’échec si
on le divise. Et on oublie qu’il est des citoyens qui ne l’accepteront jamais, peu nombreux sans doute, mais décisifs. J’en suis.
Quand et comment avez-vous décidé d’appeler à voter Hollande?
Dans l’entre-deux-tours, le dimanche, j’ai regardé avec ma femme le discours solennel de Sarkozy à Toulouse, qui affirmait que le "retour des frontières", de toutes les frontières, nationales,
morales, esthétiques, serait la grande affaire des cinq ans à venir. Et que désormais la fonction de l’école serait d’enseigner la frontière qui sépare! Pour moi, l’école, c’est au contraire le
lieu où l’on apprend à se comprendre. Et l’Europe qui a levé les frontières, c’est la plus grande œuvre de trois générations. Ce jour-là, j’ai vu jusqu’où les choses étaient en train de glisser,
et ma décision s’est formée. Quand j’ai dit "la France a besoin d’alternance" et "la gauche a besoin de découvrir le réel". Ces deux phrases sont toujours justes pour moi.
«Ce qui manque le plus, c'est l'affirmation d'un cap»
Êtes-vous surpris de la baisse de popularité brutale de Hollande?
Il y a trois mois, pour toute la presse, il était un génie. Au bout de cent jours, les commentateurs le ciblent au point que le principal hebdomadaire de la gauche française - Le Nouvel
Observateur - utilise en couverture l’adjectif "nuls" pour parler de lui et de son gouvernement. Ce serait drôle si ce n’était pas inquiétant…
Vous n’aviez pas aimé l’entrée en fonctions de Sarkozy, avez-vous apprécié celle de Hollande?
Je fais crédit à François Hollande de deux choses. D’abord, il a su créer un climat moins tendu, moins virulent, moins crispé, et c’est nécessaire dans un pays en crise. Ensuite, il a rééquilibré
le jeu européen en réintroduisant l’Italie et dans une moindre mesure l’Espagne dans la discussion, qui ne se résume plus à un face-à-face Sarkozy-Merkel. Il tient son rôle en Europe et dans le
monde. Dans la colonne des "moins", il a nommé un gouvernement avec tant de ministres qu’on ne sait plus les compter. Ils sont trop nombreux et se marchent sur les pieds sans grande discrétion.
Mais ce qui manque le plus, c’est l’affirmation du cap.
Hollande a-t-il raté son été en abusant de sa "présidence normale"?
Je n’ai jamais cru à cette "normalitude". Personnellement je préfère le mot d’équilibre.
Le choix de Jean-Marc Ayrault comme Premier ministre vous rassure-t-il?
Même si je le connais peu, Jean-Marc Ayrault a un visage d’honnête homme et l’expérience d’une grande mairie. Mais pour moi, le Premier ministre ne peut être que l’organisateur de la vie
gouvernementale. C’est le président qui est forcément la figure de proue.
Qu’attendez-vous de son intervention dimanche soir à la télévision?
Sa responsabilité, dimanche soir, c’est de dire aux Français où ils vont aller ensemble et comment ils y iront. Sa responsabilité est de leur faire sentir que le progrès passe par le courage. Et
qu’il n’est pas, en proposant le cap de l’espoir par l’effort, l’homme d’un camp, mais l’homme du pays tout entier.
Que pensez-vous de la demande de Bernard Arnaultd’obtenir la nationalité belge et de la taxe à 75%?
Pour moi, le patriotisme, ça compte. On ne pèse pas sur la même balance sa patrie et son argent. Cette annonce va faire beaucoup de dégâts. Quant aux 75%, c’était probablement une idée efficace
pour gagner des voix, mais, à l’arrivée, que de conséquences désastreuses, et pas seulement pour les artistes ou sportifs. Si vous voulez construire une plate-forme industrielle ou stratégique,
en installant en France des cadres mondiaux, américains, chinois ou venant d’Europe du Nord, un impôt confiscatoire les fera fuir. Et c’est la France qui y perdra!
«Le quinquennat de Hollande commence dimanche soir»
Devant la Cour des comptes, Hollande a évoqué un effort budgétaire d’une "trentaine de milliards". Vous le soutiendrez?
Ce retour au réel, c’est un moment capital et un enjeu historique. Cet objectif, même s’il tape trop sur les impôts et pas assez sur la réforme de l’État, c’est un effort sans précédent et qui
méritera d’être soutenu. Jusqu’à maintenant, la gauche française, majoritairement, le refusait. C’est donc un moment clé. Dimanche soir, c’est la première heure de vérité pour lui. Son
quinquennat commence dimanche soir. Jusqu’à maintenant, il était un président élu, il lui reste à devenir un président de la République de plein exercice. Il doit s’élever au niveau historique de
ses responsabilités. Il en a les capacités intellectuelles. Il lui faudra le caractère.
Comment voyez-vous les semaines qui viennent?
Autour de cet enjeu de redressement, François Hollande a deux rendez-vous majeurs. Le vote du projet de loi de finances, avec les économies de 10 ou 12 milliards, et le vote du traité européen
qui inscrit dans une loi fondamentale pour l’avenir la poursuite de cet effort. Ces deux rendez-vous vont nécessairement se télescoper. Les orages de l’automne sont là, en gestation : en se
rejoignant, ils risquent de former une tempête tropicale, voire un ouragan politique. Si Hollande, face aux habitudes de pensée de la gauche traditionnelle, réussit ce double pari historique,
alors cela devra être salué.
Où vous situez-vous, dans la majorité ou dans l’opposition?
Je suis décidé à échapper à ce clivage dans les mois et les années qui viennent. La bipolarisation gauche-droite est une malédiction pour la France. L’Allemagne ne s’en serait pas sortie si les
deux camps ne s’étaient pas entendus pour gouverner. Bill Clinton l’a rappelé au congrès démocrate : quand les temps sont durs, la règle ne doit pas être la confrontation entre forces politiques, mais la coopération.
Si Hollande vous proposait d’être ministre, accepteriez-vous?
Je n’ai aucun objectif personnel et je l’ai prouvé.
«Sarkozy n'est jamais parti!»
Que pensez-vous de l’enseignement de la morale laïque?
Le vrai enseignement de la morale, ce ne sont pas des leçons, c’est l’exemple des adultes. Mais qu’on transmette aux plus jeunes les bases de la loi, le comportement, la manière dont on s’adresse
les uns aux autres, tout ça ne peut qu’être utile. Plus généralement, Vincent Peillon me paraît pour ces premiers mois à la hauteur de sa mission.
Croyez-vous à un retour de Sarkozy en 2017?
Mais il n’est jamais parti ! Il a le moteur et le virus pour rester.
Qui choisissez-vous entre François Fillon et Jean-François Copé?
Heureusement, le choix ne m’appartient pas! Mais tout le monde voit bien qu’il y a un enjeu d’orientation dans cette compétition. Dans ma vision, l’opposition compte autant que la majorité pour
la santé d’un pays. Elle aussi doit faire preuve de responsabilité.
Comment voyez-vous la tentative de reconstruction du centre autour de Jean-Louis Borloo?
Si c’était le centre, ce serait intéressant, mais pour eux, ce n’est pas le centre, c’est le centre "droit". Cela ne fait donc qu’ajouter un troisième parti à droite, et, à long terme, ça ne
marchera donc pas. Mais je n’oublie pas que beaucoup d’entre eux sont mes amis d’aujourd’hui, d’hier ou de demain.
Malgré vos échecs, on ne vous sent pas abattu. Êtes-vous heureux?
Je suis heureux de ma vie, reconnaissant au destin qui me permet de la vivre. Elle est un peu difficile par moments, mais je l’ai voulue ainsi. Je suis très reconnaissant à la vie de m’avoir
donné l’occasion de prouver qu’en politique on peut garder les yeux fixés sur ce qu’on croit, être intraitable avec la vérité qu’on dit aux gens, et aller au bout de son risque.