Mardi 14 août, jour des trois premiers mois de la présidence Hollande, la sécurité fut le seul message du changement. Tandis que le démantèlement des camps de Roms
tient lieu de priorité estivale du gouvernement, comme d’autres étés sous la droite au point d’inquiéter la Commission européenne, le Conseil de l’Europe et la Ligue des droits de l’homme, le
choix de communication fait par l’Elysée – un hommage tardif à deux gendarmes tuées en juin dans le Var – était rattrapé par les violences nocturnes d’Amiens, entre jeunes et policiers. Tout
changerait donc pour que rien ne change, les usines visitées et sollicitées en campagne électorale étant de nouveau effacées au profit des commissariats et des casernes ?
Indéniable, l’apaisement d’avoir tourné la page de l’hystérie sarkozyste n’est pas une rente de situation. Et la normalité, elle aussi bienvenue, sera bientôt
dévaluée si elle n’est qu’attentisme, entre passivité et habileté. « Normal » : on le sait, ce seul mot fut le meilleur viatique électoral de François Hollande. Par contraste silencieux, il
soulignait l’anormalité de l’adversaire, l’excès et l’abus de pouvoir incarnés par Nicolas Sarkozy et son quinquennat. Mais cette trouvaille reposait sur un malentendu, tant la personnalisation
de la compétition présidentielle l’identifiait à la normalité de l’individu alors que l’enjeu véritable, énoncé par le futur président de la République lui-même dès 2006, était la « normalisation
» de la fonction présidentielle.
Car l’anormalité sarkozyste n’était pas celle d’un homme, mais la résultante d’un système de pouvoir dont il est le pur produit et dont il a su exploiter les
dérives institutionnelles. C’est aujourd’hui tout le problème de François Hollande : il est le président normal d’un système anormal. Sa normalité personnelle revendiquée et affichée ne suffit
évidemment pas à résoudre cette contradiction, et ceci d’autant moins que les cent premiers jours de sa présidence n’ont été marqués par aucun zèle ni empressement réformateurs en la matière, les
promesses initiales étant renvoyées à une commission ad hoc, confiée à Lionel Jospin – on y reviendra.
De cette anormalité foncière, qui, sourdement, mine, épuise et affaiblit notre démocratie depuis des décennies, témoignent paradoxalement les succès électoraux
derrière lesquels le nouveau pouvoir, essentiellement socialiste, peut avoir l’illusion de se croire durablement à l’abri (les résultats officiels de la présidentielle sont ici et ceux des
législatives sont là). Avec seulement 28,63% des suffrages exprimés pour son candidat au premier tour de l’élection présidentielle (soit 22,31% des inscrits, un gros cinquième du corps
électoral), le PS écrase en effet la représentation nationale de sa domination, ses 297 députés et apparentés représentant à eux seuls plus de la moitié (51,47% précisément) de l’Assemblée (voir
ici la répartition des groupes parlementares). Jamais le PS, avec, l’an passé, le passage à gauche du Sénat auquel s’ajoute la majorité de régions et de départements qu’il contrôle, n’avait eu en
mains autant de pouvoirs à la fois, nationalement et localement.
Or l’effet d’aubaine momentané du présidentialisme est un miroir aux alouettes, habile à tromper les naïfs ou les satisfaits, les suivistes et les cyniques. Outre
l’évidente pluralité partisane qu’il rabougrit et humilie, créant du ressentiment (le Front de gauche et le Front national en sont les premières victimes électorales), il masque les fragilités
structurelles de la victoire : non seulement un faible écart final au second tour de 1.139.983 voix (2,47% des inscrits), malgré la dynamique de rejet du président sortant et, surtout, sa
campagne d’extrême droite, mais aussi la faible participation, notamment dans les quartiers populaires, aux législatives qui ont suivi (une abstention de 42,78% au premier tour et de 44,60% au
second, soit 43,68% et 46,74% des inscrits si on y ajoute les blancs et nuls).
Depuis son avènement, le nouveau pouvoir vit sur le crédit de cette normalité promise et plutôt respectée. Plutôt, car si l’affaire symbolique de la supposée «
Première Dame » et de son tweet a servi d’utile piqûre de rappel, en revanche la nomination à la Caisse des dépôts, au risque d’un conflit d’intérêts, de l’ami Jean-Pierre Jouyet, ex-ministre de
Sarkozy, restera comme un contre-exemple. Toujours est-il que cette posture rencontre l’état d’esprit provisoire d’un peuple qui s’est senti profondément humilié, malmené et fatigué par
l’hyperprésidence sarkozyste, son omniprésence médiatique, sa virulence contre tous et sa complaisance pour elle seule.
D’où cette impression estivale bizarre d’un pays en attente ou en absence, retenant son souffle ou faisant une pause, alors même que les nuages s’amoncellent, que
la crise s’approfondit et que les difficultés s’accumulent.
Un pouvoir qui oublie de mobiliser la société
Une posture ne fait pas une mobilisation, pas plus qu’une attitude ne tient lieu de programme. Car le crédit de la « présidence normale » n’est pas illimité. Il
l’est d’autant moins que le vote dont ont bénéficié François Hollande et son parti ne fut pas majoritairement d’adhésion, mais plutôt de refus (du sortant) et d’attente (du changement). A cette
aune, les trois premiers mois du quinquennat s’achèvent sur une déception. Certes, le gouvernement s’est mis sérieusement au travail, et des mesures heureuses ont été prises, notamment fiscales
et scolaires (lire ici le bilan dressé par Matignon). Mais, comme l’ont illustré un discours de politique générale sans ampleur du premier ministre et une session parlementaire extraordinaire
sans ordre du jour mobilisateur, tout se passe comme si le nouveau pouvoir avait oublié la société. Oublié de lui parler, de la motiver et de la rassembler.
Sauf à d’emblée concéder du terrain à ses adversaires, et donc à renier les idéaux dont elle se réclame, l’épreuve du pouvoir pour la gauche ne peut être qu’un
exercice permanent de pédagogie et de mobilisation. Car elle aura toujours contre elle les vulgates dominantes aux innombrables relais médiatiques, tous ces préjugés, fausses évidences et
automatismes de pensée qui essentialisent en réalités immuables des intérêts minoritaires, faisant passer en contrebande les injustices et les inégalités qui les garantissent. Et cela n’a pas
manqué : à peine étaient-ils installés que les nouveaux gouvernants ont vu ces intérêts de classe se rappeler bruyamment à leur (bon et mauvais) souvenir, avec une conscience aiguë des rapports
de force.
En avant-garde des milieux patronaux, le groupe PSA a été chargé d’imposer à la gauche de gouvernement le marché de dupes habituel des milieux économiques :
assumant une brutalité sociale qu’il remisait ou édulcorait quand la droite était aux affaires, il la somme de faire passer auprès des classes populaires une destruction d’emplois sans précédent
dans un département socialement emblématique, la Seine-Saint-Denis (retrouvez tous nos articles dans notre dossier: Social, l’état d’urgence). Tandis que les dirigeants des syndicats de salariés
étaient occupés à prendre leur marque auprès d’un pouvoir soucieux de respecter les corps intermédiaires et de relancer le dialogue social, tous les secteurs économiques et financiers
potentiellement ébranlés par les promesses de la campagne prenaient le circuit court du lobbying pour faire valoir leur puissance et, donc, leur capacité de nuisance.
C’est ainsi que les banquiers, avec le secours du gouverneur de la Banque de France se faisant leur porte-parole, ont tout fait pour retarder le doublement du
plafond du Livret A destiné à soutenir le logement social, à aider l’épargne populaire et, surtout, à la protéger de la spéculation. Les pétroliers ont fait de même qui ont imposé, en pleine
période de vacances et, donc, de déplacements, une tergiversation au ministre de l’économie sur le blocage, pourtant fermement promis par le candidat, du prix de l’essence. A ces pressions des
milieux de l’industrie, de la finance et de l’énergie, s’ajoutent évidemment celles de l’Union européenne telle qu’elle est devenue, plus proche de ces milieux économiques et financiers que de
ses peuples, au point d’avoir fait des marchés les arbitres de leur devenir.
Dans ce contexte d’adversité faussement feutrée des gens d’affaires et d’intérêts, l’épisode en cours de la « règle d’or » et du pacte budgétaire, ce Traité
européen (TSCG) dont la ratification semble désormais promise à n’être qu’une formalité parlementaire, illustre ce qui menace déjà la présidence Hollande : l’habileté. Non pas, et surtout en
temps de tempête, que celle-ci soit forcément malvenue, mais à condition que le cap soit lisible. Prétendre que le seul ajout d’un mini-pacte de croissance vaut renégociation d’un Traité hier
qualifié « d’austérité » par le candidat et que son adoption française sans débat national pourrait par magie le rendre non-contraignant, c’est vouloir nous faire prendre des vessies pour des
lanternes.
Mais, surtout, cette façon de passer les caps délicats, loin de créer une dynamique rassembleuse et un rapport de forces favorable, démobilise et démoralise tant
elle obscurcit les enjeux. Supplantée par la technique – des cabinets, des experts, des spécialistes, des techniciens, des habitués, etc. –, la politique s’y égare, devenant illisible pour le
plus grand nombre. Il ne faut pas chercher ailleurs les causes de la montée persistante de l’extrême droite, de ses idées et de son parti : une vie publique dévitalisée et égarée, sans repère ni
cohésion, appelle inévitablement des politiques mystificatrices et mensongères, démagogiques et autoritaires.
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http://www.mediapart.fr/journal/france/150812/pays-convalescent-pouvoir-evanescent
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"Pays convalescent, pouvoir évanescent"
Edwy Plenel
(c) Mediapart