Ils se sont rencontrés à Paris. Fascinée, elle l'a rejoint de l'autre côté de la Manche.
Il y avait alors, à l’angle du boulevard Saint-Germain et de la rue de Rennes, cet espace d’un genre nouveau baptisé «Drugstore» qui ravissait les Parisiens de la rive gauche. Quelle que fût l’heure ou presque, on pouvait s’y restaurer, faire l’acquisition d’une brosse à dents, d’un 33 tours «Import», d’une cartouche de cigarettes ou d’une bouteille d’alcool. Les jeunes gens bien nés n’avaient pas tardé à faire de l’endroit leur quartier général. Je travaillais non loin de là, rue Bonaparte, aux achats d’une boutique de mode. Sa particularité était de proposer des tenues «hippie chic» réalisées sur mesure, ce qui lui valait de compter parmi ses clients Mick Jagger comme Marlene Dietrich, Claude François comme Marguerite Duras. J’étais au milieu de ma vingtaine et, je dois l’avouer, une groupie…
Ce soir-là, nous sommes en mars 1967, je traîne entre les rayons du drugstore Saint-Germain et m’attarde au kiosque, en quête de la presse musicale US, lorsque trois garçons attablés au restaurant m’invitent à les rejoindre. L’un d’entre eux, un look et une tignasse crépue inédits pour l’époque, noir, élancé, se montre incroyablement prévenant: il se lève afin de me tendre un siège. Il est américain, originaire de Seattle et se prénomme Jimi. De passage avec ses deux musiciens, Noel Redding et Mitch Mitchell, ils forment The Jimi Hendrix Experience. Même s’il est déjà venu en France l’an dernier assurer la première partie d’un spectacle de Johnny Hallyday, le trio ne connaît personne à Paris. Où passer la soirée? Il est encore tôt. Jimi m’explique qu’il a accompagné Ike et Tina Turner, Little Richard et quelques autres encore ; je lui raconte ma passion pour la soul, le Rhythm and Blues, James Brown et toutes les recrues de la Motown que j’ai vues défiler à l’Olympia. C’est son manager, Chas Chandler, qui l’a convaincu de s’établir à Londres. C’est là que tout se passe en ce moment : les Beatles, les Stones…
«Françoise, il faut que tu viennes!»
Un peu plus tard, nous voilà tous les quatre dans ma Coccinelle décapotable filant en direction du Bilboquet. Musique assourdissante, nuage compact de fumée, on se fraie un chemin jusqu’au bar.Jimi s’assied, commande un Coca. Son sourire est bouleversant. Je décèle chez lui une délicatesse à laquelle la gent masculine ne m’a guère habituée. «Demain soir, je joue à Colombes, au Cadran, me dit-il. Puis un peu plus tard à Assas. Tu veux m’accompagner?» «Bien sûr!» Rendez-vous est pris. On ne danse pas, on bavarde. Trop au goût des deux musiciens qui veulent rentrer : ils sont fatigués. Je dépose tout le monde devant un petit hôtel du quartier de l’Opéra. «Demain, Françoise… Je compte sur toi», me dit Jimi au moment de nous séparer. On s’embrasse. Je regarde sa silhouette s’engouffrer dans le hall puis s’éloigner – il semble en lévitation au-dessus de la moquette. Vivement demain…
Il n’y a pas dix spectateurs au Cadran. Tant pis pour les absents. Jimi passe autour de son chapeau le foulard indien que je lui ai apporté – il le gardera longtemps – puis monte sur scène, pantalon de velours mauve très mou, veste militaire. Et soudain, un son comme il n’en existait pas avant lui. Et cette voix… rauque, envoûtante. Il embraie bientôt avec Hey Joe qui lui a valu d’entrer dans les charts anglais au début de l’année. Puis, il entraîne son public, aussi restreint soit-il ce soir-là, dans un univers inexploré. Il mord les cordes de sa guitare, continue de jouer après avoir passé l’instrument derrière sa tête, s’allonge puis effectue un grand écart avant de se rétablir, alors que dans l’air fusent mille explosions. Jimi est loin. Très loin.
Accroché au manche de sa Stratocaster, il chevauche des orages. Je suis époustouflée par sa présence sur scène, son jeu, son aisance. Une vraie groupie, je vous dis! Quelques heures plus tard, après s’être produit dans une faculté d’Assas bourrée à craquer, Jimi et moi nous retrouvons à flirter gentiment. Je suis déconcertée. Celui que je viens de voir donner sa démesure sur scène a abandonné la fulgurance qui l’habitait pour se révéler à nouveau un jeune homme timide. Pas le genre conquérant avec une femme. Il me donne cependant son numéro de téléphone à Londres et m’invite à le rejoindre lors de la tournée qu’il va entamer en Grande-Bretagne. Le clou de celle-ci sera sa performance au Saville Theater. Et il espère que j’y assisterai…
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(J'ai aimé une star: Jimi Hendrix, par Françoise Compain sur gala.fr)