A Colombes, des jeunes réconciliés avec leur histoire
Des ados ont filmé les témoignages de leurs proches sur la guerre d’Algérie.
Pour eux, la guerre d’Algérie s’est longtemps résumée à «une seule page». Celle de leur manuel d’histoire consacrée à la décolonisation. «Et encore, cette page-là, on ne l’a même pas étudiée en cours», précise Inas, 18 ans. Née en France de père algérien et de mère marocaine, elle n’avait jamais non plus abordé avec sa famille l’histoire de son pays d’origine. Elle hausse les épaules : «Ce n’est pas un sujet de conversation à la maison.» La première fois qu’elle a parlé de cette Algérie, c’était il y a quelques années, en participant à la réalisation d’un documentaire au centre social des Fossés-Jean de Colombes (Hauts-de-Seine).
Coups de crosse. A l’origine de ce projet, Hélène Kuhnmunch, professeure d’histoire-géo en lycée professionnel et par ailleurs réalisatrice de documentaires, avait envie de «réconcilier ces jeunes avec leur histoire». «Lorsqu’on aborde la décolonisation de l’Algérie, il se passe toujours quelque chose en classe. Il y a une émotion, un intérêt très vif et en même temps une totale méconnaissance de cette histoire. Pour eux, "décolonisation" égale "torture". Point. Ils n’ont appris cette histoire nulle part, ni à l’école ni dans leurs familles. Et ce n’est pas étranger à une partie de leur mal-être.»
Le travail mené avec les ados du centre social de Colombes a donné lieu à deux films, l’un réalisé par Hélène Kuhnmunch, l’autre par les jeunes. On les voit interrogeant des témoins officiels, comme d’anciens cadres du FLN vivant en France, mais aussi et surtout des porteurs de leur propre mémoire familiale : parents, grands-parents, voisins… La confrontation entre l’histoire et l’intime surgit souvent brutalement. Au pied d’un immeuble de la cité des Fossés-Jean, Medhi braque sa petite caméra sur son père qui sort du bâtiment. Il lui pose une question un peu vague sur ce qu’il sait de la guerre d’Algérie.
L’homme, âgé d’une quarantaine d’années, se met à parler. Pour la première fois, sans s’arrêter, il raconte. Le grand-père moudjahid tête de réseau, condamné à mort en Algérie, qui arrive en France avec sa femme et de faux papiers. Les descentes de l’armée française dans la maison du bled, la grand-mère torturée. Il évoque ses frères et sœurs massacrés, qu’il n’a pas connus et dont il n’a jamais parlé à son fils. A la fin du récit, Medhi s’assoit, hagard et silencieux. Le père avance un petit geste amical et maladroit vers son fils. Et lui dit, un peu gêné : «On n’avait pas eu l’occasion d’en parler.» Plus loin, un grand-père relate son 17 octobre 1961. Il explique aux jeunes avoir été «jeté à la Seine», les coups de crosse, la peur de ne pas s’en sortir. Et après ? «Après, je suis parti au travail.»
Nourdine Mohamed, directeur du centre social des Fossés-Jean, a le sentiment que ce travail sur la mémoire a permis aux enfants de regarder autrement leurs parents et grands-parents. «Il y a souvent chez ces jeunes une souffrance du manque de reconnaissance de leurs parents dans la société française. Ils ont eu des vies difficiles, occupent des métiers peu qualifiés. Le fait de savoir qu’ils ont pu participer à cette histoire revalorise le regard qu’ils portent sur leurs parents, mais aussi sur eux-mêmes.» Pour la réalisatrice, Hélène Kuhnmunch, interroger cette période est aussi une façon de questionner leur rapport, «souvent confus et conflictuel», à la citoyenneté et à la nationalité.
Trouble d’identité. Après le film, ils ont demandé à ce qu’une plaque en mémoire du massacre du 17 octobre 1961 soit posée sur le pont de Bezons à Colombes, ce qui a été fait l’an dernier par le maire. Abdellah, 20 ans, qui a lui aussi participé à ce travail, veut croire que c’est grâce à eux. Arrivé en France à l’âge de 9 ans, avec sa famille qui fuyait la violence du Front islamique du salut (FIS), il explique que l’on doit «parler de tout cela pour pouvoir passer à autre chose». Il ajoute : «Il faut reconnaître nos torts.» Le «nos» désigne ces Français dont il ne sait pas toujours s’il en est. Avec cette impression, souvent, d’être «Algérien en France et Français en Algérie». Face à ce trouble d’identité, Inas, elle, commence par expliquer s’être «toujours sentie algérienne». Puis, la discussion avançant, elle concède : «Je parle, je parle. Mais quand je suis en Algérie, en fait, je ne sais pas où me mettre.» Elle ajoute : «Ils n’ont pas les mêmes modes de vie que nous. […] Les femmes ne sont pas libres.» Son témoignage passe de la première à la troisième personne pour désigner les Algériens.